L’homme battu : impensé car impensable social
Article
paru dans la revue suisse "Questions familiales"
Sophie Torrent
Auteure de L’homme
battu, un tabou au cœur du tabou
http://www.optionsante.com/livre_hommebattu.html
Québec, Option
Santé, 2001
« Reconnaître l’existence d’une violence féminine n’est en rien minimiser l’importance de la violence masculine et l’urgence de la contenir tout en venant en aide à ses victimes ». [1] Elisabeth Badinter.
Dans les années 70, le mythe de la famille non-violente s’effondre. Les mouvements féministes anglo-saxons portent la question de la violence conjugale sur la scène publique. Des foyers pour femmes battues sont ouverts. En 1997, une campagne suisse, intitulée « Halte à la violence contre les femmes dans le couple » recense qu’une femme sur cinq a subi de la violence physique ou sexuelle dans sa vie de couple et deux femmes sur cinq ont connu de la violence psychologique. Combien d’hommes ont été violentés physiquement par leur conjointe ? Nul homme n’est interrogé. Faute de questions, pas de réponses et le silence total entretenu sur le phénomène rend encore plus difficile la plainte des hommes battus. L’homme battu est une réalité impensée car impensable selon les représentations actuelles de la société.
Dans le cadre d’études en travail social et politiques sociales à l’université de Fribourg, Sophie Torrent perce ce tabou. Elle mène une recherche qualitative fondée sur le récit de vie de sept hommes battus. Voici les fruits de cette exploration publiée en 2001 aux Editions Options santé sous le titre L’homme battu, un tabou au cœur du tabou.
Six des sept hommes interviewés ont été violentés physiquement. Ils ont reçu des chaises au visage, des coups de ciseaux dans le ventre, des coups de couteaux, notamment dans les yeux. Cependant, plus encore que la violence physique, c’est la violence psychologique qui « tue » l’homme.
« La
violence psychologique, c’est pire que la violence physique… ça harcèle,
c’est incessant et ça use. » (Pascal)
La femme frappe avant tout psychologiquement, usant d’une large palette de comportements subtils et sournois. Alors que l’homme a besoin d’être admiré dans ses actes, sa conjointe l’insulte, le dénigre dans ce qu’il est et dans ce qu’il fait, jusque dans sa manière d’exercer sa profession.
« Elle me dévalorise, ne cesse de me traiter de nul. Tout ce que j’ai fait c’est de la merde. Mon travail, c’est de la merde. Je ne l’ai jamais entendu dire une seule chose positive. » (Jacques)
Elle blesse son conjoint par des refus, notamment le refus de tout contact corporel.
« Le plus grand drame pour un mari, c’est de se voir refuser de faire l’amour, ça elle le faisait souvent. » (Tom)
Elle le contrôle, veut tout savoir de son « emploi du temps » et l’isole progressivement de son entourage.
« Quand je rentrais le soir, elle me faisait les poches. C’était le contrôle total. Je n’ai jamais pu ouvrir une lette de mon courrier.» (Dave)
Ces agressions envers l’homme servent une fin commune : attaquer et démolir l’homme dans les rôles qu’il tient en société.
L’atteinte
des rôles masculins
Les violences de la femme contaminent les sphères privées et publiques de l’homme battu. Dans la sphère privée, la femme ne reconnaît plus l’homme comme amant potentiel.
« Elle me disait : t’es pas capable sexuellement. » (Pascal)
Au lieu d’être un partenaire au sein du foyer, l’homme peut être utilisé jusqu’à devenir « un homme à tout faire ». Il est corvéable indéfiniment. Les reproches remplacent les signes de reconnaissance légitimes.
« J’ai
l’impression d’avoir été rabaissé jusqu’à n’être plus qu’une espèce
de chien. » (Cédric)
L’homme dans son rôle de père est bafoué. La toute puissance de la femme réside dans son statut de mère. D’une part, elle peut violenter l’enfant dans l’intention de blesser le père.
« Elle utilise notre fille pour faire pression sur moi. Elle la secoue violemment, la force à manger, la bourre pour qu’elle dorme. Parfois, elle me force à lâcher l’enfant en l’attrapant par les mains et en tirant dessus. » (Jules)
D’autre part, elle peut détruire la relation père-enfant. Elle réduit les temps d’échanges, par exemple en interdisant à son conjoint de manger à la table familiale. La femme dénigre l’image du père auprès de l’enfant jusqu’à ce que l’enfant le rejette. Elle adopte ainsi un comportement d’aliénation parentale.
Lorsque l’homme désire cesser la violence par une rupture conjugale, son rôle de père le place devant un dilemme : subir cette relation de violence ou abandonner ses enfants aux mains d’une femme aux comportements violents. Le système judiciaire attribuant rarement la garde des enfants au père, l’homme craint alors pour leur sécurité.
« A partir du moment où il y a eu les enfants, je me suis senti extrêmement prisonnier, pris au piège. Dans la séparation, ce qui a été très difficile, c’est d’abandonner les enfants. » (Cédric)
L’homme représentant avant tout une figure publique, la violence ne se limite pas à la sphère privée. Elle atteint l’homme dans son identité professionnelle. La femme peut envahir le milieu du travail.
« Elle téléphone vingt fois par jour… Si elle ne m’a pas au bout du fil, elle débarque. » (Dave)
L’homme est parfois séquestré afin qu’il ne puisse pas s’y rendre. De plus, les effets de la violence altèrent la qualité de son travail au point d’entraîner son licenciement. Le cas échéant, l’homme devient encore plus vulnérable face à sa conjointe puisqu’il perd le support de ses rôles et de père et d’époux.
Le vécu quotidien empreint de coups, d’injures, de menaces, crée des dégâts considérables chez l’homme battu tant au plan physiologique, psychique, professionnel que relationnel. Sa santé psychique se dégrade : peur, dépression, perte des envies. L’homme est dépossédé de lui-même, atteint dans son identité. Battu, il s’interroge : suis-je vraiment un homme ?
« J’ai
l’impression d’avoir été harcelé pendant des années, partout, dans mon
quotidien. Au point où, au fil du temps, je ne savais même plus comment je
m’appelais. Je ne savais plus ce que j’aimais, ce que je voulais. » (Cédric)
La honte
constitue, entre autres, une raison qui empêche les hommes de parler des
violences psychologiques et physiques qu’ils subissent. Objet de sa conjointe,
l’homme est aussi sujet de risée sociale. Etre battu invalide l’homme dans
son appartenance à la catégorie sociale « homme ». Les
institutions (services communautaires, police, justice) et beaucoup
d’intervenants (médecins, psychologues, travailleurs sociaux) minimisent ou
nient la violence faite aux hommes. Contrairement aux femmes qui peuvent compter
sur des ressources communautaires, l’homme, lui, se retrouve seul, sans
soutien.
« Lorsque j’ai cherché de
l’aide, ce fut très difficile d’être entendu, vraiment accompagné. Soit
ils n’entendent pas mon besoin, soit ils ne se mouillent pas ou alors ils
prennent une décision en quelques minutes… Je suis frappé du nombre
d’intervenants qui ont eu peur de mes blessures, peur des situations problématiques.
Un professionnel doit pouvoir se confronter à cette réalité-là. »
(Cédric)
De plus, la
femme peut tirer profit de son image sociale de victime en déposant une plainte
pénale à l’encontre de son conjoint. Elle peut porter de fausses allégations,
notamment d’abus sexuels à l’égard des enfants ou de violences sexuelles
à son égard. Hors, comme l’explique Me Jacques Barillon,
« Il
est devenu plus facile, aujourd’hui, de se défendre d’une accusation
de vol, d’escroquerie ou de meurtre que d’une allégation d’abus ou de
violence sexuelle, notamment dans un contexte de conflit conjugal. Dans ces
derniers cas, la parole de la supposée victime est quasiment sacralisée :
on écoute son vécu, son ressenti, et les émotions se substituent aux faits.
Le fardeau de la preuve est renversé : c’est l’accusé qui doit démontrer
son innocence.»[2]
Cette
accusation, même infondée, permet à la mère d’écarter le père de ses
enfants.
Quitter
les stéréotypes
Pour
reconstruire son identité, l’individu humilié a besoin de retrouver un
collectif : un espace de parole où il est accueilli, reconnu, et une loi
autre que celle de sa conjointe. Afin de pallier à ce manque d’encadrement,
de soutien social, voici quelques pistes à l’intention des acteurs sociaux.
1.
Arrêter la dichotomie coupable-victime
La violence
s’inscrit dans une relation. Elle est la conséquence d’une dynamique
relationnelle interactive, due à l’incapacité des deux partenaires à développer
une intimité empreinte de respect. Pourquoi dit-on qu’il faut être deux pour
se disputer, mais n’osons-nous pas poser le même diagnostic lors de violence
conjugale ?
2. Reconnaître les faits : l’exercice de la
violence n’a pas de sexe.
Il importe de
dépasser la lecture sexiste, selon laquelle l’homme est forcément
l’agresseur et la femme, la victime.
3. Responsabiliser les deux partenaires dans le cycle de la violence.
Tout adulte
impliqué dans une situation de violence est responsable de sa propre sécurité
et de ses conduites d’agressions. Chaque personne est responsable de dire non
à la violence.
4. Reconnaître la souffrance des personnes aux
prises avec la violence
Qu’ils
soient hommes ou femmes, en position d’agresseur ou de victime, les êtres
humains ont droit d’être reconnus dans ce qu’ils vivent. Ils ont besoin de
pouvoir s’adresser à des structures sociales disposées à les soutenir. Même
la personne qui agresse souffre de ne pouvoir entrer en relation avec l’autre
autrement que par la violence. Les femmes aux comportements violents ont également besoin d’aide.
5. Développer des programmes d’éducation, de prévention
et d’intervention
La population et plus particulièrement les intervenants des domaines médicaux, sociaux, judiciaires et policiers doivent être sensibilisés à la complexité du phénomène des violences conjugales. Des mesures concrètes doivent être prises, notamment pour garantir le lien entre le père et ses enfants.
Les jalons posés par cette recherche demandent d’être approfondis. Il serait notamment pertinent de confronter les propos des deux membres du couple, d’élargir le champ d’investigation sur la situation de l’enfant.
Données
bibliographiques :
Torrent Sophie, L’homme battu, un tabou au cœur du tabou, Québec, Option Santé, 2001.