Mars 1996
La notion de tiers est de plus en plus employée dans des domaines variés, faisant référence à des registres d'entendement et de compréhension différents. Essayons-nous, dans un premier temps, à l'élaboration de ce terme à travers une lecture clinique, et en l'abordant dans son rapport au champ de la famille.
Dans un deuxième temps, les fonctions du médiateur familial (et celles du professionnel de la relation en général) seront redessinées à la lumière des apports de cette notion de tiers.
Le signifiant "tiers" renvoie à ceux de trois/ternaire d'une part et à ceux de autre/extérieur d'autre part. Sont donc respectivement sous-entendus les termes corrélatifs du deux (espace binaire) et du même (intérieur).
Ce bref recensement terminologique peut évoquer les systèmes relationnels à travers lesquels évolue l'enfant au cours de la structuration de sa personnalité: on aura entendu parler de la dyade originaire (ou relation duelle) mère-enfant[1] ou encore de la triangulation oedipienne dans ce que son assomption a de structurant.
En sachant que c'est sous l'action de la fonction paternelle (dont le représentant est généralement et généralement seulement le père) que l'enfant a accès à l'autre, dans le sens du différencié de lui-même, nous repérons déjà ici que l'enfant doit être marqué du sigle de l'instance tierce (pas moins que l'adulte auquel il se réfère!). L'enfant lui-même est rapidement amené à se reconnaître tiers, extérieur, étranger même au désir de sa mère. Ce n'est surtout pas lui qui la comblera. Car le désir de cette femme vise l'au-delà de l'objet-enfant.
Pour D.Vasse, "il faudrait peut-être dire que c'est seulement par la médiation du désir de la femme qui désigne à l'enfant un autre qu'elle ou que lui, qu'elle devient mère. C'est-à-dire justement que l'enfant a un père."( p.37)
C'est donc "la référence à un tiers [qui] interdit à la mère et à l'enfant de se définir l'un par l'autre, de trouver leur raison de vivre l'un dans l'autre. Ce n'est que dans l'ordre du désir, de la parole, de la "présemption" et -finalement- du droit et de la loi, que la référence constitutive de l'enfant à un tiers, son père, se développe."[2]
Les risques encourus par l'absence d'une référence à un tiers nous sont, dans ce contexte développemental, par exemple signifiés par la pathologie psychotique ou ses tendances chez certains enfants (voir par exemple le cas Zacharie analysé par D.Vasse).
Cet auteur décrit ainsi la "folie" du côté parental:
"Hormis donc cette référence à un "tiers" qui soutient le désir du/des sujets, la tendance à avoir un enfant peut tout entière être ordonnée au plaisir intense et ravageur d'une femme sans désir, d'une femme dont le désir de l'Autre se trouve refoulé -voire forclos-, ce qui constitue le ressort le plus caché et le plus puissant de la jalousie, avec son cortège de douleurs et de férocités, dans la quête indéfinie d'une ouverture inconsciemment refusée."[3]
Le rôle de tiers n'est pas définitivement assigné à une personne. Il est à concevoir plutôt comme une fonction exercée par l'un vis-à-vis de deux autres: le père séparateur de la fusion initiale mère-enfant[4] ; l'enfant comme création du couple parental inscrit ce dernier dans une temporalité, dans un processus de transmission; et la mère en tant qu'elle soutient ce que certains appellent la "métonymie maternelle".
Si l'on considère que tout lien présuppose une séparation, l'on conçoit aisément à quel point la fonction tierce, départageante et discernante est vitale.
Le tiers témoin est seul à même de restituer à chacun ce qui lui appartient. Sans témoins le conflit est insoluble.
"Là où personne ne se risque dans le témoignage, la parole de la loi -celle du juge- n'a plus d'effets: elle est impuissante à distinguer la vérité du mensonge. Le fléau de la balance juridique s'immobilise dans une paralysie qui résulte d'apparences contraires. La justice n'est alors pas rendue et la vérité n'a pas de lieu."[5]
"De même, sans la déposition des deux témoins qu'exige la loi, le sujet n'est pas représenté dans l'ordre du droit: il en est exclu et il perd ses droits."[6]
La fonction de tiers-arbitre (fonction d'un juge p.ex.) va plus loin en posant un acte de décision. Dans cette situation, la fonction est avant tout à considérer, non pas par rapport à son contenu, mais dans sa valeur symbolique de représentation d'une vérité extérieure aux opposants qui les dépasserait.
C'est dans ce sens qu'en posant des limites, le tiers-arbitre, paradoxalement, restitue aux partis leur propre vérité.
En effet, départagés, ils deviennent distinguables dans leur individualité, dans ce qui les spécifie (les subjectivise) et les différencie justement.
Le tiers-arbitre ou le juge est une personne à laquelle est conférée un certain pouvoir. En tranchant en référence à la loi qu'elle représente, elle exécute un acte d'autorité.
L'autorité, dans son acception créatrice (en latin auctor, donc auteur) comme lieu d'une parole, engendre le discernement.[7]
"C'est elle qui en chacun et pour tous, pose l'acte d'une séparation créatrice là où la loi ne le peut."[8]
Qu'en est-il maintenant de la place que peut ou doit tenir le professionnnel de l'aide et de la relation? Quelle est la spécificité de la fonction du médiateur familial par rappport à celle d'autres professionnels de l'enfance et de la famille?
Il est important de reconnaître d'emblée que l'acte de décision officiel n'appartient, en ce qui concerne la vie des personnes en demande, qu'aux personnes administrativement ou juridiquement habilitées à ce faire. En sont donc exclus les professionnels dit "de terrain" (travailleurs sociaux, psychologues, médiateurs).
Au regard de ce que nous avons dit plus haut, ils ne représentent pas explicitement la loi. Ils ne leur est pas conféré de pouvoir de décision, mais ils peuvent user d'une autorité discernante. Ce sont les effets de leur parole qui éventuellement feront loi, dans la mesure où une certaine vérité se rétablira.
Dans ce sens, ils ne peuvent rien imposer: l'autre, ses dires et ses comportements ne leur appartiennent d'aucune manière.
L'on connaît, dans la réalité professionnelle, la difficulté qu'ont certains à "rester à leur place", particulièrement en ce qui concerne la différenciation d'actes comme l'avis, le conseil, la prise en charge, la décision, la collaboration etc.
Notre hypothèse est que le médiateur travaille à partir des fonctions du tiers impartial (à différencier du tiers neutre), du tiers-témoin et éventuellement du tiers équivoque[9], dans la mesure où ce dernier remet en question des équilibres (individuels, de couple et de famille) générateurs de troubles.
Nous disons bien qu'il travaille "à partir" de ces différentes fonctions (ponctuellement ou simultanément), c'est-à-dire qu'il n'est pas tiers une fois pour toutes. La prise de fonction est un acte de représentation délimité dans le temps et dans un espace précis. C'est dans cette perspective que j'écrivais plus haut qu'un roulement peut s'effectuer, et que par exemple l'enfant peut tout aussi bien faire office de tiers par rapport au couple parental.
Ce qui caractérise également le tiers, c'est qu'il ne peut exister en tant que tel, qu'à travers la reconnaissance que l'autre (dans son acception générique) veut bien lui accorder. Cet accord peut être manifeste ou conscient, mais aussi et surtout inconscient.
Le médiateur est impartial. C'est-à-dire qu'il se veut détaché de toute parti-pris moral, sexiste, racial, culturel etc. vis-à-vis des personnes avec lesquelles il travaille. Cette impartialité est surtout importante lorsque le médiateur est en fonction d'écoutant.
Sans vouloir approfondir la question de la subjectivité inconsciente du professionnel, -qui pourrait être travaillée par le biais du référentiel conceptuel concernant le transfert et le contre-transfert ou du moins les mécanismes de projection et d'identification-, l'impartialité est à distinguer de la neutralité. En effet, ce dernier terme implique quasiment l'exclusion de toute subjectivité. Dans la mesure où il fait résonner quelque chose de l'ordre d'une défaillance identitaire, on pourrait appréhender quelqu'un de neutre comme quelqu'un n'ayant pas de position.
Or dans la fonction de conseiller, qui peut aussi être celle du médiateur, la capacité à situer mentalement des personnalités face à des situations ou des faits implique l'aptitude à ne pas hésiter à se positionner avec précision (souvent par identification).
Lorsque le professionnel est amené à donner son avis, c'est sa propre position professionnelle ou personnelle qu'il exprimera.
Contrairement aux fonctions d'écoutant ou de conseiller, la fonction prise lorsqu'on donne son avis est biaisée par des attitudes d'empathie et d'identification.
Autant l'empathie et l'identification sont donc des processus psychiques nécessaires à certains types d'interventions, autant ils amènent avec eux le risque d'engloutir le professionnel dans un mode de perception et de représentation essentiellement imaginaire lié à la perte de sens.
Dans le cadre de P.E.M., c'est la présence-même de co-écoutants, ou de co-médiateur lorsque la fonction tierce est exercée par deux médiateurs (un homme et une femme),tout aussi impartiaux, souvent silencieux et susceptibles de donner leur avis à la suite des entretiens, qui garantissent le respect de la loi et de la subjectivité des intéressés. En effet, le co-écoutant, ou le co-médiateur, re-présente un au-delà, un en-dehors de la relation médiateur/usager.
En dernier lieu, l'on peut citer la fonction d'équivocité. Ce serait celle qui se retrouve le plus dans l'analyse du "tiers" -qui tranche par acte d'autorité-, tel que nous l'avons réalisée précédemment.
Les questions, les silences, les relances que le professionnel propose à la personne qui souhaite "faire avancer les choses" ont ici pour but de poser des repères et des limites. Il ne s'agit pas de border et de cerner le matériel que livre l'usager, mais bien plus de discerner pour ouvrir des perspectives. Surtout dans ce type de travail, rien ne peut être forcé et c'est la personne qui doit être amenée à s'autoriser elle-même la prise de risques qu'il appelle.
Si la pratique entraîne une certaine simultanéité de la mise en oeuvre des fonctions (d'écoute, de conseil, d'avis et d'équivocité), cela ne doit pas donner prétexte au professionnel de faire l'économie d'une identification -plus ou moins explicite, d'après les nécessités de la situation- des éléments fonctionnels en jeu, tels que nous venons de les examiner.
A titre d'exemple, des questions comme "Qui est extérieur à quoi, voire-même exclu?", "Qui s'exprime ou se comporte de la même manière qu'un autre?", "Qu'attend-t-on de moi?" etc. peuvent être opérationnelles pour permettent au professionnel de mieux identifier sa pratique d'entretien. Nous retrouvons ici des termes que nous avions rapprochés de la notion de tiers en début de ce texte au deuxième paragraphe.
Alain BOUTHIER
Claire FRIEDEL
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[1]encore qualifiée par D.VASSE "d'emprisonnement réciproque" p.48 ou d"impasse d'une position spéculaire de l'enfant et de la femme"p.37.Ibid.
[2]D.VASSE, ibid.,p.48.
[3]D.VASSE, ibid.,p.49. Je pense qu'il s'agit de signaler que D.Vasse ajoute plus loin: "Bien sûr, il n'y a pas de pure femme sans désir, et de pure femme désirante. Cette ligne de démarcation entre la pulsion [...] et le désir du sujet [...] passe au milieu de chacun de nous, homme ou femme."
[4]castration de l'enfant et aussi de la mère
[5]D.VASSE, ibid., p.32.
[6]D.VASSE, ibid., p.33.
[7] "La parole qui fait loi discerne. Sa mise en acte distingue activement le bien du mal. Elle tire du chaos de la confusion le visage humain. Elle discerne la vie de la mort, la vérité du mensonge, la mère de l'enfant...pour qu'un petit d'homme vive selon la loi." D.Vasse, ibid., p.35.
[8]D.VASSE, ibid., p.35.
[9]L'équivocité serait ici à rapprocher du "déséquilibrant" au sens systémicien ou de la "parole tranchante" d'après D.Vasse.
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