Dans le milieu paysan d’Italie du sud, nous n’avions pas l’habitude de côtoyer les hôpitaux ni les médecins. Grâce aux soins préventifs de ma grand-mère et aux traditions paysannes, la sagesse était, par exemple en cas de fièvre, de faire "sortir le mal": ainsi on laissait la fièvre grimper, tout en veillant à ce qu'elle ne déclenche pas de convulsions. La forêt, par ses plantes, offrait toute la pharmacie dont nous pouvions avoir besoin. Combien de breuvage confectionnés par la grand-mère ai-je avalés.
Nous vivions en autarcie. Les produits de l’industrie nous étaient inconnus; nous tirions nos forces directement de la nature et grâce à la force de nos bras. Nonna Rosa était avant tout bergère, elle avait un troupeau de chèvres et de brebis. Avec leur lait on confectionnait du fromage; leur laine servait à nous habiller, et à rembourrer des matelas. Enfant déjà, Nonna Rosa arpentait les bords des chemins pour se rendre au vert pâturage, et avait acquis la connaissance des plantes en les côtoyant tous les jours, par habitude, et, en botaniste amateur, au détour d’un sentier, sur de la rocaille, elle ramassait gratuitement ce patrimoine méconnu et insoupçonné pour la majorité des gens mais qui n’avait aucun secret pour elle. Elle avait cousu une poche sous ses jupons et y mettait sa récolte. Je me souviens, étant enfant qu' elle ramassait des plantes, ou des fleurs, en essayant de m’apprendre; mais moi, mon seul souci c' était l’amusement, la liberté.
Mon corps se mélangeait à cette farandole de couleurs. Dans ma vie d’enfant, ces moments là étaient les seuls moments d’insouciance et d’oisiveté, parce que toute petite je devais gagner mon pain, ma vie était faite de labeur et de privations; la morale paysanne institutionnelle nous arrachait de l’enfance et nous faisait grandir trop vite. Il n’y avait pas de place pour les faibles, il fallait rester debout coûte que coûte. J'allais aussi à l'école, du moins, je me contentais d'y être présente. Je n’avais pas d’amis et n'apprenais pas grand chose; les enseignants accordaient plus d'importance aux enfants de familles riches, des gens bien placés dans la société. Je dois préciser ici que la mafia -un mot que j’entendais souvent sortir de la bouche des gens du pays-, était comme une pieuvre qui, avec ses tentacules, brisait les êtres.
Dans mon village, un jeune homme de 22 ans avait même été tué dans un bar: tout le monde avait vu, personne n' avait rien dit: la mafia ne pardonne pas. On ne la dénonce pas! Vivre, avait un prix. Il n’y avait pas non plus de bibliothèque:la mafia ne le permettait pas. Toute mon enfance le mot "mafia" revenait à mes oreilles sans que j'en comprenne la signification. Je l'apprendrai bien plus tard à mes dépens. C'est ainsi que mon père ne pouvait pas avoir d'emploi régulier et nous restions pauvres. Je me souviens d'une fois où mon père, ayant travaillé pendant six mois, sans rémunération, se décida à demander son salaire à son patron: seulement au lieu de le lui donner, il lui mit un pistolet derrière la tête en lui posant la question "Combien tu en veux?" Quand mon père rentra à la maison, ma mère osa lui demander si le patron avait donné la paye. Mon père la gifla et lui dit: " Misérable! tu as failli devenir veuve.".
C’est ainsi que j’ai grandi, malgré la toute-puissance de la mafia, la Gomorra, dans une terre ensoleillée, la Campanie. Je l’aimais cette terre si chaude, sur les collines, les oliviers ,et sous le soleil du mois de juin, le blé doré ondulait au contact de la brise méditerranéenne, c'était un véritable tableau de maître: le blé était parsemé de coquelicots et de bleuets, des touches rouges et bleues dans le jaune. Je n'ai jamais retrouvé une œuvre semblable, nulle part ailleurs. Je ne voulais pas le quitter mon brin de terre, cette mer que j'apercevais à l’horizon, ce bleu soutenu, le vent qui venait et repartait, les odeurs tourbillonnantes dans cet univers de bonheur et de souffrance.
Ma mère savait à peine écrire, elle n'avait pas été plus de six mois à l'école, et souffrait beaucoup de ce manque d’instruction. Elle avait perdu son père puis sa petite sœur de six mois, tous deux morts de la grippe espagnole. Ma grand-mère maternelle, pour pouvoir soigner son mari et sa fille malades avait vendu tout ce qu’elle possédait, ses bijoux et ses économies. Après leur mort, elle prit donc un travail pour subvenir aux besoins de ses cinq enfants. Ma mère s'occupait de ses frères et sœurs pendant que sa mère travaillait pour pouvoir nourrir sa famille. J'ai bien connu ma grand-mère maternelle, une femme particulièrement généreuse, toujours prête à donner le peu qu’elle avait. Calme, simple, les plaisirs ordinaires du monde ne l’attiraient pas. Elle resta veuve, vouant sa vie à ses enfants, et tous ceux qui parlaient d’elle employaient le mot « une santé! ». Sa seule sortie était d'aller à l’église, la lumière de Dieu illuminait son visage. Je ne l’ai jamais entendu se plaindre, pourtant sa vie était labeur et misère. Elle se levait à cinq heures du matin partait aux champs et ne rentrait chez elle qu’à six heures le soir. Ses repas frugaux, du pain, un peu de fromage et une pomme du verger : jamais elle n'avalait un morceau de pain sans remercier le Seigneur. Sa seule richesse était une vielle maison au fond d’une vallée. Je l'aimais bien, la petite maison blanchie à la chaux, et je me suis souvent demandée comment la minuscule demeure avait pu les contenir tous. C'est là que ma mère avait grandi.
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