Je me rappelle que chaque année vers Noël, en Italie, nous allions tuer le cochon pour avoir de quoi manger une année entière. Cet évènement était une fête : les cousins, les tantes, les voisins, tout le monde participait à cette tuerie de groupe.
J’avais une dizaine d’années quand mon père était parti travailler en Suisse. Il en avait ramené du chocolat. Parce que le chocolat étant un produit rare et par respect des traditions, on le savourait en compagnie des cousins en des occasions spéciales. Ma mère avait caché les tablettes en haut de l’armoire. Je ne comprenais pas ce gâchis : laisser le chocolat en haut de l’armoire alors que j’avais l’eau à la bouche rien qu’en pensant aux délicieux carrés noirs avec des noisettes parsemées à l’intérieur...
Ne pouvant pas résister à la tentation j'ai pris un balai, pour faire tomber le chocolat. Le balai a basculé en arrière, s’est pris dans le lustre de la chambre qui a éclaté au sol en mille morceaux. Un lustre qui datait du mariage des mes parents ! Je pensais bien à la tête de mon père quand il verrait les dégâts, mais cela ne m’a pas empêché de savourer la délicieuse tablette de chocolat, qui venait de tomber en même temps que le lustre en morceaux.
La réaction de mon père n’a pas tardé à arriver : en découvrant la catastrophe, en grande colère il lança une phrase qui me fit comme un tremblement de terre dans la tête. Il se mit à hurler : « Celui ou celle qui a cassé le lustre...je le tuerai! ».
Bien sûr comme je connaissais la violence de mon père je ne me suis pas dénoncée. Le soir, au lieu de rentrer à la maison, je suis partie à travers champs pour trouver un endroit où passer la nuit. Jamais je n’avais dormi à l’extérieur de la maison.
La nuit avançait, le paysage changeait peu à peu son décor, les peupliers et les majestueux eucalyptus traversés par le vent se transformaient en de terribles monstres, mon imagination débordante me fit peur. J’avais essayé de me coucher dans les fossés qui longeaient les champs, mais rien à faire : les bruits des animaux de la nuit, la chouette, le blaireau, la pipistrelle m'épouvantaient. De plus, l’humidité de la nature me perçait le corps.
Je commençais à avoir des remords : pour quelques instants de plaisirs, j'avais croqué dans une tablette de chocolat, et je me retrouvais dans une vie de peurs et d'angoisse. Une idée géniale me vint à l’esprit, il y avait l’étable à cochons dans laquelle j'allais avoir chaud. Je poussais la porte de l’étable et une chaleur me réconforta instantanément. Les cochons dormaient serrés les uns contre les autres. Je m’installais entre deux d'entre eux, et bercée par leurs grognements, épuisée par cette journée si angoissante, je m’endormis. Je fis des rêves rassurants.
Le matin on m’avait cherchée partout. Mon grand-père finit par me voir dans l'étable parmi les cochons. Il était tellement content de me trouver qu'il interdit à mon père de me taper. Par contre, au lieu d’avoir une robe pour la fête du village, il fallut remplacer le lustre.
De cette nuit j’avais gardé une grande affection pour les cochons. Ils m’avaient donné ce dont mes parents me privaient quotidiennement : amour, chaleur et protection. A partir de cet évènement, je n'ai plus pu assister à leur tuerie. Chaque année, au moment de l'abattage des cochons, je partais le matin pour ne pas les entendre crier, je revenais le soir quand tout était terminé. Ma famille se moquait de moi parce que je voulais m'abstenir de manger de leur viande. Mais l'odeur appétissante des saucisses qui pendaient dans la cuisine finissait par venir à bout de ma résistance. Alors, je me déculpabilisais en me répétant que je n'avais pas souhaité leur mort et que je n'avais pas eu le désir de les tuer. Petite fille, j’avais comme une dette envers la race des cochons, qui s'est transformée avec les ans, et à l’approche de Noël tout me paraît différent, tous les êtres vivants provoquent en moi un fort sentiment d’empathie.
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